Quatre ans de Kresus, bonjour Kresus.org
De la volonté derrière Kresus
Il y a une dizaine d’années, alors fervent utilisateur de HomeBank, je découvre avec stupéfaction et beaucoup d’intérêt l’application mobile de Linxo. Ce service permet de récupérer ses opérations bancaires depuis le site de sa banque, de manière automatisée, tout en analysant les transactions et en permettant de les catégoriser, afin de générer des graphes simples et clairs pour expliquer aux utilisateur.ice.s comment évoluent leurs finances personnelles : combien a été dépensé ou économisé tel mois ? quelles sont les trois sources principales de dépenses au cours des six derniers mois ? J’ai utilisé un peu cette application mobile à l’époque. Elle m’était très utile, alors jeune étudiant, n’ayant qu’un budget limité et aucune idée de comment le gérer.
Si c’est gratuit, c’est quoi le produit ?
Il m’est apparu assez vite que le service étant gratuit, Linxo devait avoir une autre source de financement que l’unique option premium qu’ils proposaient alors. En y réfléchissant un peu, on peut trouver plusieurs possibles intérêts pour eux. Par exemple, ce pourrait être tout simplement de pouvoir récupérer une grande quantité de données bancaires, utilisable comme source de données pour un algorithme de catégorisation automatique. Un tel algorithme de catégorisation pourrait ensuite être revendu à des services tiers. De mémoire, j’ai aussi vu une autre source de financement basée sur des publicités ciblées. Dans ce cas, le logiciel propose d’analyser les transactions bancaires pour permettre d’identifier des coûts récurrents, et ensuite met en avant des offres de services similaires d’entreprises partenaires ; le revenu est ici une commission. Par exemple, si vous avez une assurance habitation dont l’échéance est mensuelle, le système peut le détecter et vous proposer des publicités pour d’autres assurances habitations moins chères (mais pas forcément équivalentes !) chez des concurrents. Dans le pire des cas, l’intérêt caché pourrait être de revendre des informations extraites des transactions bancaires, comme la récurrence et les noms des enseignes où nous effectuons des paiements. Au mieux, cela est effectué de manière anonyme et n’a pas une grande incidence personnelle. Au pire, cela révèle des détails de notre intimité, notamment si l’information est rattachée à une personne identifée. Ces informations peuvent être très utiles pour les assurances et les banques pour évaluer divers risques liés à des emprunts ou des polices d’assurance. Mais des entreprises plus classiques peuvent également en faire usage, en mettant en place des publicités ultra-ciblées qui touchent aux aspects émotionnels.
De manière certaine, j’ai été immédiatement gêné par le fait de devoir confier à une entreprise mes identifiants bancaires, à savoir mon login et mon mot de passe, le sésame pour accéder au site de ma banque, attribuant parfois des autorisations plus variées que la simple lecture seule, comme celle d’effectuer des virements. Après cette réflexion, je me désinscris. Je cherche une alternative libre aussi complète, car je veux être capable de vérifier dans le code du logiciel ce qui est fait avec mes identifiants ; un logiciel libre peut difficilement fomenter des coups fourrés. N’en trouvant pas, je brandis ma liste de projets à long terme, aussi connue sous le nom de liste des projets que je ne mettrai probablement jamais en place, ou encore liste des rêves libristes. J’y ajoute une entrée : créer une alternative libre et auto-hébergeable qui fasse la même chose que Linxo, sans trop savoir comment m’y prendre.
CozyCloud et son gestionnaire de finances personnelles
Un peu plus tard, je découvre CozyCloud, et notamment l’application cozy-pfm, développée par un prestaire. C’est ce clône libre dont j’ai tant rêvé. La clé qui me manquait, c’était l’intégration avec l’outil pour récupérer les données bancaires : ce logiciel s’appuie sur les épaules d’un outil complet de scrapping [1] libre, weboob. Très vite, l’application montre ses limites : des doublons apparaissent dans mes opérations bancaires. En effet, l’outil de scrapping est capable de nous fournir un cliché de nos comptes bancaires à un instant donné. Un gestionnaire de finances personnelles essaie de mettre en place une continuité, donc de joindre les instantanés en un film à 24 images par seconde, qui retracerait l’historique plus complet de nos comptes. Mais parfois, ce dernier se trompe parce qu’il ne dispose pas d’assez d’informations, ou parce que les banques changent la manière dont sont présentées les opérations au cours du temps (et ça arrive beaucoup plus souvent qu’on ne le croit !). Naïvement, on pourrait penser que si deux transactions récupérées lors de différentes synchronisations ont la même date, le même libellé et le même montant, alors ce sont des doublons. Mais les banques se permettent de modifier au cours du temps l’une ou plusieurs de ces composantes, rendant la tâche du gestionnaire de finances personnelles bien plus complexe. C’est ainsi que des doublons apparaissent : ce sont des paires d’opérations qui ont tout en commun sauf une composante qui a changé entre deux instantanés pris sur le site de la banque.
L’autre souci de CozyPFM est que l’application a été développée sur commande, par un prestataire qui a ensuite fini sa mission et rendu les clés. Une fois la mission du consultant accomplie, l’application passe en mode maintenance, ce qui signifie que seuls les gros bugs sont corrigés et que celle-ci ne connaît plus de grandes nouveautés. Quand j’essaie de contribuer au code, je me heurte à une difficulté, celle-ci technique : l’utilisation d’une technologie que je ne comprends pas, qui m’impose beaucoup de contraintes pour essayer de simplifier le développement, et que je n’ai pas envie de faire l’effort d’apprendre. L’intuition a sonné juste, au vu de l’actuelle désuètude de l’outil : il s’agissait de la bibliothèque de code JavaScript backbone.
Kresus, d’hier à aujourd’hui
Je m’en souviens encore précisément, c’était juste hier, le 31 juillet 2014, que j’écris un premier commit, parce que je n’arrive pas à démarrer le serveur de cozy-pfm. Très vite, je décide que si je veux pouvoir m’approprier le code, il va falloir de plus grosses modifications structurelles sur le client Web ; ainsi naquit un fork, sous le nom de Kresus (pour devenir riche comme Crésus !). S’ensuivent de nombreux changements, autant dans les choix techniques (réécriture complète du serveur de CoffeeScript vers du JavaScript moderne, réécriture du client Web avec React.js, puis plus tard en ajoutant une couche Redux.js) que dans les fonctionnalités apportées (écran de déduplication manuelle des transactions bancaires pour palier au problème initial, ajout de la catégorisation, mise en place de graphiques). D’autres gens sont intéressés, notamment d’autres personnes qui contribuent à CozyCloud ; je tire parti de l’expérience de la contribution chez Mozilla pour tâcher d’être chaleureux, remercier ces inconnu.e.s qui m’offrent des retours, voire des patches, trop content d’avoir des utilisateur.ice.s.
Aujourd’hui, quatre ans plus tard, il y a suffisamment de contributeur.i.ces externes pour que mes deux mains ne suffisent plus à les compter. Il y a une (tentative de) gouvernance commune du projet. Il y a une gestion du produit avec une vision plus long terme, même si celle-ci n’est pas toujours clairement définie. Hey, il y a même un forum pour que tout un chacun puisse s’exprimer, et un site officiel, avec son propre blog, que je vous incite à suivre ; mon blog personnel ne mentionnera Kresus que rarement dorénavant, plutôt sur les aspects personnels si j’en ressens l’envie. Le travail s’effectue de manière distribuée, parfois se bloque temporairement, parce que l’on a une vie qui se déroule en parallèle, et moins de temps libre ; et c’est bien naturel et entièrement irréprochable ! Les exigences d’un certain niveau de qualité font que les contributions peuvent mettre du temps à être intégrées. Est-ce que la conception est cohérente ? Est-ce que les éléments introduits n’interagissent pas négativement avec d’autres fonctionnalités ? Peut-on généraliser ou simplifier le besoin ? Ensuite il faut tester les changements apportés pour s’assurer que rien d’autre ne casse, vérifier un éventuel impact sur la réactivité de l’application, jeter un coup d’oeil pour vérifier le rendu et la réactivité sous mobile. Des corrections peuvent être demandées, pour les plus prolifiques, démarrant un possible cycle d’aller-retours. Comme le dit la sagesse populaire : tout seul, on va plus vite ; ensemble, on va plus loin. Il y a des fonctionnalités dans Kresus auxquelles je n’aurais jamais pensées, il y a des éléments d’interface bien plus peaufinés que ce que je n’aurais jamais su faire, il y a des questions de design que je ne me serais jamais posées. Et c’est tant mieux !
Merci, toi !
Une petite communauté se créé, autour de personnes qui discutent du projet, décrivent comment l’installer sur son serveur, résolvent des soucis lors de la mise en place ou de l’utilisation, partagent leurs trucs et astuces. Que ce soit en utilisant Kresus, en en parlant à des gens autour d’elles et d’eux, en nous faisant des retours (quand quelque chose se passe mal ou quand quelque chose pourrait mieux se passer), en nous posant des questions sur les valeurs et les principes sous-jacents du projet, ou en contribuant au code ou aux systèmes pour que d’autres puissent l’installer chez eux : vous contribuez activement à Kresus, et à ce titre je vous remercie personnellement. Vous faites vivre ce logiciel, c’est par vous qu’il est libre et vous pouvez être fières et fiers de vos contributions.
Et si vous avez envie de contribuer également, et que vous avez peur de ne pas savoir comment faire, détrompez-vous ! Tout le monde a sa pierre à apporter à un logiciel libre, tout le monde est légitime de poser des questions ou de présenter ses problématiques ; nous ferons de notre mieux pour les comprendre. Donc n’hésitez-pas, venez sur le forum, ouvrez un sujet, commentez-en un autre, essayez Kresus sur le site de démo ! Et surtout, si quelque chose ne fonctionne pas pour vous ou ne vous convient pas, n’hésitez-pas à venir nous le signaler ! On ne peut travailler sur les défauts que si on les a clairement identifiés. Et à force de scruter de très (trop) près le logiciel, on perd parfois le recul nécessaire pour identifier de bénignes bévues. On a commencé à mettre en place des tests d’expérience utilisateur.ice, et on a encore beaucoup de chemin à faire. Bref, c’est un petit geste pour vous, mais pour nous, ça peut vouloir dire beaucoup !
En conclusion, joyeux anniversaire Kresus, joyeux 4 ans, essayons ensemble de te faire grandir encore ! Dans les vastes chantiers futurs, nous aimerions toujours passer à un système d’auto-catégorisation des transactions bancaires, avoir un meilleur système de dédoublonnage des transactions, trouver d’autres informations pertinentes à présenter (identifier les transactions récurrentes et prévoir les soldes négatifs). Et dans les grands plans futurs, il y a toujours cette volonté de faire voyager Kresus en dehors de France, et donc de trouver des systèmes pour se brancher sur les banques étrangères ! La route est longue, mais la banque est libre…
[1] Le scrapping est une méthode qui permet artificiellement de créer des APIs pour des sites qui n’en ont pas, en se faisant passer pour un navigateur Web, en connaissant a priori la structure des pages et en extrayant les données recherchées. C’est très fragile, mais absolument nécessaire quand il n’y a rien d’autre (et les banques sont très jalouses de la propriété de leurs données !).